Introduction
« Qu’est-ce qu’une affiche, en définitive, sinon une estampe coloriée, faite pour être vue dans certains conditions de lumière, et destinée à exciter violemment l’attention des passants, à retenir leurs regards, à piquer leur curiosité et à parler aussi clairement que possible à leur imagination (…) ? »
CHAMPIER Victor, « L’exposition des affiches illustrées de Jules Chéret », Revue des arts décoratifs, janvier 1890, p. 255.
La nuit est tombée. D’un geste élégant, une femme richement habillée allume la lampe à pétrole qu’elle tient d’une main. L’abat-jour rouge offre un contraste saisissant avec le jaune lumineux de sa robe de soirée, et la lumière éclaire son visage mutin et sa gorge dénudée offerte aux regards. Un fond bleu sombre et dégradé l’auréole comme une mandorle, se substituant à un intérieur bourgeois dont chacun est libre d’imaginer les détails. Au pied de l’affiche, un texte lapidaire se déroule sur quatre lignes : « Saxoléine / Pétrole de sûreté / extra-blanc – déodorisé – ininflammable / en Bidons plombés de 5 litres ».

L’affiche est une création originale de Jules Chéret datée de 1891 qui inaugure la campagne publicitaire qu’il réalisera jusqu’à 1900 pour son ami et mécène, l’industriel Maurice Fenaille. Chéret, sacré « roi de l’affiche » à l’occasion de l’Exposition universelle de 1889, reste aujourd’hui encore considéré comme le père de la publicité moderne en France. Imprimeur et artiste lithographe actif à Paris dès 1866, il n’a pas seulement développé une esthétique propre à la technique lithographique, en l’affranchissant des conventions plastiques de l’illustration, il a également proposé à travers ses affiches une nouvelle compréhension de l’image publicitaire et de son potentiel. La première affiche qu’il réalise pour la campagne publicitaire du pétrole Saxoléine, datée de 1891, a valeur de manifeste : elle synthétise en effet les dernières solutions plastiques qu’il a développées les années précédentes, et propose une nouvelle rhétorique de l’affiche publicitaire chromolithographique qui joue sur la dissociation entre le produit et son image d’une part, et instrumentalise des codes picturaux de l’autre.
La publicité parisienne dans la seconde moitié du 19ème siècle
Codes visuels et espaces de l’affiche publicitaire
Dans les années 1880, la chromolithographie est devenue la technique la plus répandue pour l’impression d’affiches illustrées en couleurs, car elle permet de grands tirages à peu de frais. C’est d’ailleurs ces deux caractéristiques qui définissent le développement de l’affiche publicitaire en couleurs tel que l’a connu la seconde moitié du 19ème siècle. Avant cela, l’ajout d’un motif illustré sur une affiche typographique exigeait le recours à la gravure sur bois, coûteuse et ne permettant que des tirages limités en raison de la fragilité de la matrice. C’est donc à partir des années 1860 et 1870, alors que la presse lithographique en couleurs s’industrialise dans la capitale, en particulier avec le retour de Chéret à Paris et de l’introduction des presses mécanisées anglaises, que l’affiche publicitaire peut se développer en se fondant sur la technique chromolithographique. En termes plastiques, les affiches des années 1880 restent cependant fondées sur la reprise de motifs, dans la droite ligne de la pratique de Rouchon : l’affiche illustrée évoque clairement la dépendance au médium de référence, l’illustration, et le texte occupe toujours une place conséquente. En bref, on reste dans une logique visuelle propre aux médiums de la presse et du livre illustrés, avec une image qui a seulement valeur d’accompagnement. Les produits ou événements sont annoncés selon des codes clairs de représentation : le motif, emprunté à un répertoire connu, permet d’identifier d’un coup d’œil le type de produit ou de spectacle annoncé, puis le texte offre toutes les informations nécessaires au client potentiel. La nouveauté, l’originalité ne sont pas des critères : ce qui cherche à « faire consommer », ce n’est pas le discours de l’image, mais celui du texte.
L’assouplissement des lois relatives à l’affichage dans l’espace public au cours des années 1880 va être un facteur important dans le développement de ce support publicitaire, qui va gagner auprès du public une faveur dont les autres supports de la « réclame » ne bénéficient pas. Maindron s’exclame en 1886 :
« Mais, revenons à l’affichage. Combien s’est développé cette industrie et quelle place surprenante elle a prise dans la vie actuelle ! Sans souci des ordonnances de police, les affiches s’emparent maintenant de tout espace inoccupé, ne gardent aucune mesure, ne conservent aucun respect et deviennent envahissantes au point de nous ravir, pauvres Parisiens que nous sommes ! jusqu’à la vue de nos monuments. Les vitrines des libraires, les devantures des cafés, des restaurants et de marchands de vins, c’est chose nouvelle, en sont intérieurement tapissées. Là, où la lumière et le soleil pénétraient autrefois libres de toute entrave, le clair-obscur s’est installé et règne aujourd’hui en maître. La publicité a fait une conquête nouvelle ; après celle des voitures publiques, il ne lui manquait plus que celle-là ! »
MAINDRON Ernest, Les affiches illustrées, ouvrage orné de 20 chromolithographies par Jules Chéret, Paris : éditeurs H. Launette et Cie, 1886, p. 42.
Les nouveaux espaces rendus disponibles favorisent le développement sans précédent de l’affichage publicitaire dans l’espace public et l’omniprésence des affiches génère un nouveau climat de concurrence entre les affichistes : l’idée est de se démarquer sur les murs bariolés.
La chromolithographie : publicité et estampe
À partir des années 1830 s’affirme la volonté commune aux différentes branches de l’imprimerie de développer des techniques d’impression en couleurs. Dans la branche lithographique, c’est Godefroy Engelmann qui met au point un procédé répondant aux exigences du concours lancé par la Société d’Encouragement à l’Industrie, pour lequel il reçoit le prix correspondant en 1837. Notons toutefois que les premières décennies de la chromolithographie sont contraintes en termes de tirage par le recours à la presse à main, l’industrialisation du procédé n’intervenant qu’à partir des années 1860 et 1870. La lithographie monochrome recourt quant à elle déjà aux presses à vapeur, permettant des tirages beaucoup plus importants. Pour l’impression chromolithographique, les lithographes utilisent plusieurs pierres, une par couleur, et jouent sur les nouvelles nuances créées par la juxtaposition. Le nombre de pierres utilisées peut monter jusqu’à sept ou huit pour des tirages de grande qualité, mais dans le domaine de l’affiche publicitaire, support éphémère et économique, Chéret va plutôt chercher à développer un principe d’économie : le défi que lui pose la chromolithographie est d’obtenir le maximum d’effet en utilisant le minimum de couleurs – en réduisant le nombre de pierres, le nombre de passage, et donc le temps de production. C’est ainsi qu’à l’aide de trois couleurs, Chéret est capable de réaliser des affiches avec un large spectre coloré et un rendu « fascinant », selon les termes de Maindron.
La première affiche Saxoléine de 1891
Jules Chéret, le « père de l’affiche moderne »
L’année 1889 est une date-clé autant dans la carrière de Chéret que dans l’histoire de l’affiche publicitaire. Une première exposition sur l’histoire de l’affiche illustrée, organisée par Ernest Maindron dans le cadre de l’Exposition universelle de Paris, fera une large place à la production de Jules Chéret. Elle « fut pour beaucoup de Parisiens une véritable révélation. Chéret lui dut la croix de chevalier de la Légion d’honneur » et marque pour l’historiographie une date-clé dans l’essor de l’affichomanie : elle a en effet participé activement à la reconnaissance du potentiel artistique du médium lithographique. À la suite de cela, le maître de l’affiche a fait des émules dans les rangs des artistes peintres et dessinateurs :
« Autour de 1890, une nouvelle génération de peintres, de dessinateurs et d’artistes décorateurs commence à s’intéresser à l’affiche illustrée. Théophile-Alexandre Steinlen signe ainsi sa première affiche en 1888, Firmin Bouisset en 1889, Jean-Louis Forain, Georges de Feure, Albert Guillaume et René Péan en 1890 et enfin Pierre Bonnard et Henri de Toulouse-Lautrec en 1891. (…) Quoiqu’il en soit, pour ces nouveaux adeptes, l’affiche s’impose comme un support d’expression artistique et d’expérimentation technique. Sur le plan esthétique, elle fonctionne comme une sorte de laboratoire affranchi de toutes les conventions qui pèsent sur la peinture. »
MAINDRON Ernest, Les affiches illustrées, 1886-1895, G.Boudet, 1896, p.7.
La deuxième exposition est monographique et organisée par le secrétaire de la Comédie française dans le bâtiment du Théâtre d’Application : non seulement sont exposées les affiches les plus célèbres de l’artiste lithographe, mais également ses peintures et ses pastels. C’est l’occasion pour le public de découvrir de nouvelles facettes de la personnalité artistique de Chéret, et pour la critique de voir dans cette figure-phare de l’affiche artistique, le potentiel encore insoupçonné d’un grand peintre décorateur, ce qu’il deviendra d’ailleurs dès le début des années 1890 avec des commandes d’intérieur de la part de ses futurs mécènes Maurice Fenaille et le baron de Vito. On reconnaît en effet à cette occasion la richesse et la cohérence de son univers imaginaire et stylistique, et la haute valeur décorative de ses créations.
Les nouveautés dans l’œuvre de Chéret
Pour mieux saisir toute la nouveauté et la valeur synthétique de la première affiche Saxoléine de 1891, passons rapidement en revue trois affiches de Chéret datant de la fin des années 1880 : la Kinia Raffard et L’Amant des danseuses de 1888, et les Montagnes russes de 1889. Elles possèdent toutes des dimensions assez similaires à notre affiche Saxoléine (122 x 86 cm), correspondant à un format double colombier.
La première constatation que nous pouvons faire, c’est que Chéret réduit progressivement l’ampleur de la scène qu’il représente. D’une scène illustrée à plusieurs personnages, située dans un décor ample (une pièce entière), il condense la représentation et situe les personnages secondaires directement derrière la figure principale. L’accent est donc déplacé : ce n’est plus une scène qu’il illustre, mais la présence d’un personnage, dont les relations avec l’espace et les autres figures perdent en importance. Il faut souligner ici que les affiches de spectacles de danse se prêtent particulièrement à cet exercice, étant donné que l’intérêt principal porte sur la ou les danseuses, et que l’histoire peut être facilement reléguée au second plan.
La particularité de ce regroupement des personnages secondaires à l’arrière-plan de la figure centrale – comme dans le cas de L’amant des danseuses (voir ci-dessous) – c’est que lesdits personnages sont traités selon la règle de la perspective atmosphérique (avec des dégradés de bleus) et que cette configuration sert de repoussoir pour la figure principale : regroupés comme une auréole sombre et dégradé derrière une figure en pleine lumière, souvent traitée en jaune ou en rouge, ils créent un fort contraste par rapport à la figure centrale qui semble ainsi « projetée » en avant, en direction du spectateur.

En portant maintenant notre attention sur l’affiche Kinia Raffard de 1888, on observe que la figure centrale, isolée ici, se détache sur un fond noir hachuré. Chéret semble donc abstraire la valeur visuelle propre au fond composé de personnages secondaires regroupés derrière la figure centrale : il le réduit à son essence colorée et formelle, c’est-à-dire une tache sombre en forme d’auréole. Ce premier essai ne convainc cependant pas Chéret : l’utilisation du crayon lithographique crée un fond hachuré qui rappelle par trop les techniques de l’illustration. Chéret a l’ambition cependant de développer une pratique et des solutions qui seraient propres à la lithographie.
Cette nouvelle solution apparaît dès l’affiche des Montagnes russes de 1889 : l’auréole sombre est toujours là, mais elle est traitée à la brosse, et non plus au crayon. Le traitement à la brosse permet de créer un fond plus doux et plus élaboré, un dégradé d’encre qui apparaît dès le premier regard comme étant une technique propre à la lithographie et à ses outils.

Si l’on revient maintenant à l’affiche de l’Amant des Danseuses, on observe que le fond est un dégradé bicolore vertical, parallèle aux bords du support papier. C’est un fond que Chéret utilise depuis le début de son activité parisienne, mais qui va disparaître au tournant des années 1890 au profit du fond que nous venons d’étudier. Visuellement, le fond dégradé signifiait l’affiche dans ses propriétés matérielles : il laissait voir la dimension de la pierre lithographique, et se pliait au cadre que celle-ci imposait. Le nouveau fond développé par Chéret, le fond brossé, est une auréole de couleur sombre (noire, puis très vite bleue) autour de la figure principale : il n’est donc pas soumis au format de l’affiche ni à celui de la pierre lithographique, il se détache du support et crée visuellement un effet « d’apparition ».

Le texte également connaît quelques modifications. Alors qu’il s’étale dans les premières sur plusieurs registres et « encadre» l’image, il se voit condensé dès 1890 dans le registre inférieur de l’affiche, laissant un espace d’autant plus large au motif représenté. Le nombre de lettres diminue aussi, et la perte d’importance du texte se fait au profit de l’image et des couleurs.
Dans le domaine des affiches commerciales, Chéret va repenser le cadrage en représentant ses femmes avec un plan américain, de manière à focaliser l’attention sur la courbe de la robe (le pouf ou « faux-cul ») qui marque la transition de la taille au fessier d’une part, et sur les bras de la femme d’autre part. Ces deux éléments vont jouer un rôle essentiel dans le développement d’une nouvelle rhétorique de l’image, car ils participent à l’érotisation non seulement du motif féminin, mais également de l’image publicitaire. Ce nouveau cadre opère une transition de la scène illustrée au portrait, et ce sera un parti-pris durable pour Chéret dans sa production d’affiches commerciales et industrielles.
Quant à la question des couleurs, on observe une réduction aux trois couleurs primaires, le rouge, le jaune et le bleu. L’utilisation de cette palette vive et réduite a d’ailleurs particulièrement marqué les contemporains, nombreux à mentionner cette particularité de Chéret et le plaisir que cela leur procure.
La Saxoléine de 1891
Le principe qui conditionne la création de cette affiche, c’est celui de l’économie, et ceci à tous les titres. Nous sommes face à un portrait, une figure seule occupant tout l’espace de l’affiche, à l’exception du registre inférieur où apparaît le texte. L’absence de personnages secondaires se double d’une absence de repères spatiaux : le fond brossé bleu est tout ce qui constitue « l’espace » de la figure, et cette abstraction colorée a une valeur importante dans le jeu de l’imaginaire. Ce fond, que nous désignons comme une abstraction de la perspective, permet également en un temps record et avec des moyens minimaux, de restituer l’impression de profondeur derrière le personnage. Le texte de l’annonce est réduit aux unités linguistiques minimales, les mots.
Ces différentes solutions qui visent l’économie n’appauvrissent en rien l’affiche, bien au contraire. La réduction de la composition à une figure centrale, débarrassée d’acolytes et d’indications spatiales, permet une lecture beaucoup plus rapide. Elle n’a en effet pas besoin d’être décryptée, contrairement à des compositions plus larges qui exigent du regard qu’il passe d’un élément à l’autre pour reconstituer mentalement la scène représentée. Réduire la composition permet d’augmenter ainsi l’efficacité de l’image en termes de réception : cela est d’importance pour la nature même de l’image publicitaire et les conditions dans lesquelles elle s’offre au regard.
La lampe, le geste et la robe
La lampe tenue par la femme est un modèle bon marché, de ceux qui illustrent parfaitement le nouveau modèle économique qui se met en place à la fin du 19ème siècle : au lieu de produire peu d’objets coûteux, distribués à une élite à prix fort, les nouveaux industriels préfèrent vendre des masses d’objets bon marché aux classes ouvrières. Le pétrole Saxoléine se situe dans cette catégorie de biens abordables et la lampe représentée est un modèle sans prétention. Si on prête attention à la construction de l’image, on peut observer que cette lampe est représentée de manière statique, comme elle pourrait apparaître dans un catalogue de vente (cela va se confirmer lorsqu’on étudiera la manière dont se diffuse la lumière dans la représentation). Elle permet en tout cas d’opérer une première transposition, car elle sert d’indice du pétrole. En effet, le produit qui est vendu (des bidons plombés de cinq litres de pétrole de sûreté) n’est pas représenté : c’est l’objet qui sert à son utilisation qui prend sa place, et le signifie. Ce premier déplacement est d’importance, car il témoigne du souci de Chéret d’utiliser pour sa représentation un objet qui peut être dynamisé et intégré dans un jeu d’association. Regardons maintenant la lampe : si on étudie la manière dont la femme est éclairée, on remarque que la lumière qui inonde sa gorge et son visage ne peut provenir de la lampe elle-même, et cela en raison de la position de l’abat-jour.
Chéret, bien entendu, n’a pas simplement commis une erreur de dessin, car cette représentation « irréaliste » de la lumière sert à l’image : s’il avait voulu représenter une lumière réaliste diffusée par la lampe, il aurait dû plonger la gorge et le visage de la femme dans l’ombre, et aurait ainsi réduit la force et la signification de la représentation. Au contraire, le fait d’éclairer la femme par une lumière qui ne peut provenir de la lampe matérielle, bon marché que tient la femme participe au discours de l’image : on parle ici d’une lumière surnaturelle, miraculeuse, sans origine industrielle. C’est ainsi que nous pouvons parler d’une deuxième transposition : la lampe fonctionnait comme l’indice du pétrole à première vue, mais une fois saisie la nature particulière de l’éclairage représenté dans l’image, on comprend que le pétrole n’est pas simplement signifié par la lampe, mais qu’il est symbolisé par cette lumière surnaturelle qui illumine la femme. Chéret réalise un coup de maître, et cette solution participe à la nouvelle rhétorique de l’image publicitaire qu’on a mentionnée : au lieu de représenter le bidon de pétrole, au lieu de représenter le pétrole par son outil d’utilisation, il représente le potentiel du pétrole sous l’avatar de la lumière. Et la lumière est un élément qui se prête à d’innombrables associations positives, ainsi qu’à une valorisation symbolique indiscutable. À cette valorisation du produit par l’association à son potentiel lumineux participe entièrement le choix de l’unité narrative : Chéret raconte une histoire très simple, celle d’une femme qui allume une lampe. Il représente l’instant où elle règle délicatement l’intensité de la lumière grâce à la clé de réglage présente sur le bec. Ce geste, allumer la lumière, est fortement symbolique, car c’est une image simple qui a été utilisée sans cesse dans la littérature et les arts pour signifier un progrès, une reconnaissance, l’acquisition de la sagesse, etc. La lumière est associée à toutes les valeurs positives et à tous les idéaux de progrès humain et social.
Une nouvelle rhétorique de l’image publicitaire
La mise en scène du produit et la valeur ajoutée de l’imaginaire
Seul le texte donne à savoir quel est le produit annoncé par l’affiche : des bidons de cinq litres de pétrole de sûreté, qui n’apparaissent d’aucune manière concrète dans l’affiche Saxoléine – il n’y a donc pas d’identification formelle du produit par l’image. L’image fonctionne comme un supplément narratif et symbolique au texte. Chéret choisit de faire allusion au produit au moyen de la représentation d’une unité narrative simple : une bourgeoise allume une lampe à pétrole. Ce motif lui permet d’opérer une double valorisation du produit par l’image. La première est une valorisation « métaphysique » de la réalité du produit : la mise en scène permet en effet d’opérer une transposition symbolique en associant le produit non pas à sa réalité physique, industrielle (un bidon de pétrole), mais à son potentiel lumineux, à sa fonction d’éclairer. Ce que l’affiche vend, ce n’est donc pas du pétrole, mais la capacité d’illuminer. L’affiche utilise une litote pour ne garder du pétrole que son aspect très positif de potentiel lumineux, de manière à le présenter comme une alternative tout à fait valable au nouvel éclairage présenté en grande pompe lors de l’Exposition universelle de 1889 : l’électricité. La deuxième valorisation est d’ordre social : la mise en scène, par la représentation d’une femme vêtue d’une somptueuse robe de soirée jaune, associe l’éclairage au pétrole à un imaginaire bourgeois teinté de richesses matérielles (la robe) et de mondanités galantes (la robe de soirée signifie l’événement social).
Le produit est destiné à la vente en masse, car il est un produit bon marché, au même titre que la lampe représentée dans les mains de la bourgeoise. Mais ce que l’affiche montre, c’est qu’il est un produit prisé de la bourgeoisie. Le message pourrait se traduire ainsi : « Si vous possédez la lampe, vous posséderez l’élégance ». L’affiche crée donc un jeu d’association entre le produit, la valeur symbolique de la lumière comme entité métaphysique et comme indice des sociabilités parisiennes qui se déploient dans la nuit sous les lumières artificielles, et l’imaginaire bourgeois. Elle cherche à faire rêver les hommes et femmes issus des classes ouvrières, et inscrit dans l’utilisation de l’éclairage au pétrole Saxoléine un bout de ce rêve, comme si la possession de l’un permettait la possession de l’autre. La force du message réside dans l’absence d’injonctions verbales : l’affiche ne cherche pas à asséner un message publicitaire, mais à séduire ; elle ne cherche pas à dire la qualité du produit – elle la montre. Cette suggestivité est redoutable, car elle joue sur les associations muettes et sur le plaisir visuel de la belle image, sur la fascination qu’elle est à même d’exercer.

La campagne Saxoléine, qui se déroule sur une dizaine d’années, reprendra constamment le même motif de la femme allumeuse. L’utilisation d’une figure répétitive crée une constante du cadre narratif structurel : bien que la femme soit dans chaque affiche représentée dans une posture et une robe différentes, bien que les couleurs puissent varier, le regard du spectateur est concentré sur une situation de discours stable, sur un message identique. Cette itération joue en faveur du message publicitaire, car le spectateur associe finalement le pétrole Saxoléine à la femme allumeuse belle et élégante, à la lumière et à la vibration de l’image, et non plus au bidon de pétrole de cinq litres.
La séduction de l’image
L’affiche que Chéret crée pour la Saxoléine vise donc à promouvoir un produit industriel en l’intégrant dans une unité narrative qui permet une double valorisation, sociale et symbolique. En d’autres termes, nous pourrions dire qu’il fait la promotion de la Saxoléine en mettant à profit l’inadéquation entre la représentation visuelle et le produit.
Cette affiche postule une toute nouvelle fonction de l’image publicitaire : elle doit être belle et constituer une jouissance visuelle pour le passant. Cette recherche esthétique justifie l’inadéquation entre l’image et le produit, car elle bénéficie à celui-ci en opérant un jeu d’association entre la représentation et les valorisations qu’elle porte, et le produit. L’utilisation du contraste des complémentaires jaune et bleu a une fonction phatique importante, car il crée une tache colorée visible de loin et qui attire indéniablement l’œil du passant. Ces couleurs vives, contrastées, évoquent une émotion positive, celle de la joie, de la gaîté selon les termes des contemporains. Ce sont des couleurs qui rient, qui pétillent, et qui constituent un plaisir visuel pour celui qui déambule dans les nouveaux boulevards haussmanniens. Si la couleur constitue un premier lieu de plaisir, repérable de loin, et qui invite le passant à s’approcher, la forme féminine, chic et séductrice, constitue le second lieu de plaisir, et non le moindre. Il faut souligner ici que notre affiche était de grand format, d’une hauteur d’un mètre vingt environ. On peut donc supposer qu’une fois collée au mur, elle surplombait le passant, et la posture de la femme prend tout son sens à cet égard. En effet, il y a là un jeu de perspective intéressant, si l’on peut dire : de par la position de l’affiche sur le mur, la figure féminine devrait logiquement être perçue en légère contre-plongée, ou du moins en vision normale, à hauteur des yeux. Cela dit, la position de l’épaule dénudée, délicatement inclinée en direction du passant, crée un effet de vision plongeante qui participe à l’érotisme de l’image, car elle accentue l’impression que la femme s’offre au regard.
Nous avons utilisé le terme de passant, et non de spectateur, pour qualifier le public de cette image. C’est là une caractéristique essentielle de l’affiche : c’est une image qui s’impose au regard d’un public qui ne la cherche pas, qui n’a pas l’intention de la regarder avant de la voir. C’est en cela que l’image publicitaire doit développer une stratégie différente que les tableaux présentés lors des Salons : elle doit se créer un public, c’est-à-dire attirer les regards de ceux qui ne passaient pas avec l’intention de regarder, et elle doit le faire dans un environnement des moins indulgents. En effet, l’espace public est saturé de stimuli de toutes sortes, saturés d’autres images publicitaires, c’est un espace où les gens se pressent, un espace du bruit, du mouvement, des odeurs fortes. Ce n’est pas un espace dédié à la contemplation artistique, et les conditions de cette contemplation sont difficiles. C’est en raison de ces conditions très particulières de présentation de l’image que celle-ci doit développer une stratégie qui va chercher le « choc » visuel : l’image publicitaire va tendre à se démarquer avant tout par l’utilisation des couleurs, car celles-ci sont visibles de loin et attirent indéniablement le regard – c’est l’axe de la force expressive de l’affiche. Ensuite, l’image doit être simple, la composition réduite au minimum : elle peut ainsi être saisie d’un coup d’œil, et marquer également le passant qui ne s’arrête pas et la saisit au passage – c’est l’axe de la vitesse d’appréhension. Ces deux aspects sont fondamentaux dans la prise en compte de la spécificité de l’image publicitaire et de son espace propre, et Chéret l’a parfaitement compris lorsqu’il développe la rhétorique visuelle de la Saxoléine – qui fonctionne de manière redoutable, soit dit en passant. En réduisant la palette aux trois couleurs primaires, il mise sur la vivacité des couleurs pures et du contraste coloré (c’est l’axe de la force expressive). L’affiche grand format est ainsi visible de loin comme une tache colorée vive. Cet élément sert d’accroche : c’est le premier contact avec le passant, l’hameçon jeté à distance. Ensuite, à mesure que le passant s’approche, c’est à la composition réduite centrée sur une figure féminine séduisante de jouer son rôle : le regard est focalisé sur cette figure, et rien ne l’en distrait. La perception est immédiate, car le temps de lecture est minimal : d’un coup d’œil, le passant saisit l’entièreté de l’image.
Conclusion
Le coup de maître qu’opère Chéret en cette fin de siècle est double : il développe d’une part un langage plastique propre au médium lithographique, en l’affranchissant des codes visuels de l’illustration et des estampes gravées (il en démontre ainsi le potentiel artistique), et d’autre part, il développe une rhétorique visuelle propre à l’image publicitaire, en l’affranchissant elle aussi des codes visuels hérités d’autres champs artistiques, comme l’évoque Victor Champier en 1890 :
« Pour peu que l’on réfléchisse aux conditions matérielles dans lesquelles sont vues les affiches illustrées, et quelles fonctions elles remplissent, on s’explique à quelles lois d’optique elles se trouvent soumises, et l’on devine qu’il a fallu chercher une forme particulière de dessin pour obtenir les effets de vérité, de mouvement, d’énergie que comporte ce genre d’estampe. (…) Certes, on avait fait avant lui des affiches artistiques (…) mais ce n’était là qu’un tâtonnement, un effort pour donner l’attrait de l’art à une forme de publicité, sans l’appropriation indispensable des procédés techniques à cet emploi nouveau de l’estampe. (…) C’est en cela que M. Jules Chéret me paraît un novateur. Sa trouvaille est d’avoir approprié la composition de l’affiche aux moyens élémentaires d’exécution qui lui sont propres. C’est d’avoir franchement rejeté les procédés du tableau à l’huile et de l’estampe ordinaire en ramenant dessin et coloris au point juste qu’il faut. »
CHAMPIER Victor, « L’exposition des affiches illustrées de Jules Chéret », Revue des arts décoratifs, janvier 1890, p.255.
Et voici donc avec quels cheminements Chéret développe ces
nouvelles solutions plastiques qui font de la campagne Saxoléine des années 1890 la première campagne publicitaire
véritablement moderne – en ce qu’elle utilise un langage visuel fondé sur la
prise en compte de la perception de l’image encore au centre de la pratique
publicitaire de ce début de 21ème siècle – et de quelle manière cette nouvelle
rhétorique de l’image publicitaire fonde son efficace sur une appropriation
complète du médium lithographique.
Note : Adaptation d’un travail de bachelor réalisé à l’Université de Neuchâtel en 2019 sous la direction du professeur Pascal Griener.
Vinciane Vuilleumier