Notes sur « Le Symbolisme » de Rapetti


RAPETTI Rodolphe, Le Symbolisme, Paris : Flammarion (coll. Champs art), 2005, 2007, 2016.

Je viens de terminer la lecture de l’ouvrage de Rodolphe Rapetti sur Le Symbolisme et je le recommande à toute personne intéressée par la fin du XIXe siècle en général : c’est une mine d’informations sur les artistes, les courants de pensées et les concepts en circulation à l’époque. Bref, lecture très agréable et instructive. Parmi les aspects qui m’ont intéressée particulièrement, je souhaite commencer par une courte brève sur la présentation que Rapetti fait de l’ouvrage de Marcel Réja, L’art chez les fous, publié en 1907. Marcel Réja, de son vrai nom Paul Meunier, est un psychiatre actif au tournant du siècle. Sous son nom de plume, il publie recueils de poésie et critique d’art. La particularité de cet homme, c’est de considérer les productions plastiques des patients comme des objets artistiques (à une époque où elles étaient exclusivement considérés comme des documents cliniques, bien avant le mouvement de l’art brut promu par Jean Dubuffet au milieu du XXe siècle). Ces œuvres ont cela de captivant qu’elles témoignent selon Réja de la création plastique comme aspiration primaire de l’homme. Avant que l’art comme production soit intégré et codifié dans des institutions, qu’il devienne donc un phénomène social avec ses règles et ses acteurs reconnus, l’art est une fonction expressive fondamentale de l’individu. Les productions des patients, situées en dehors des cadres sociaux de la production et de la diffusion artistique, donc éloignés des normes et des codes qui les régissent, permettent à Réja d’étudier les expressions spontanées d’idées ou de formes et de considérer les traits fondamentaux de ce mode d’expression. Entre autres, il affirme que le réalisme visuel n’est pas une caractéristique primaire de la fonction artistique (c’est au contraire un code de représentation élaboré dans un contexte social de production et de diffusion précis). Ne sont pas non plus « naturelles » la cohérence formelle, la contrainte d’objectivité, la représentation perspective… Au contraire de l’ornementation et de l’abstraction, qui sont deux tendances primordiales de l’expression visuelle des contenus émotionnel ou idéels. À partir de là, je souhaite développer un peu trois aspects relatifs à l’étude de Marcel Réja, et qui apparaissent également en d’autres endroits et à propos d’autres artistes dans l’ouvrage de Rodolphe Rapetti : la culture visuelle portée par les institutions de l’art, la spontanéité de l’expression et l’équivalence entre l’incohérence visuelle et le mode narratif propre au fabuleux.

Le premier de ces aspects, c’est la question de l’intégration de l’auteur d’une œuvre dans une économie visuelle institutionnalisée ou non. Il est très difficile d’évaluer le niveau de « pureté » de l’œil de l’auteur – il est clair qu’un œil absolument pur et neuf n’existe et n’a sûrement jamais existé – mais on peut facilement imaginer que certaines personnes sont plus exposées que d’autres. Un patient qui a vécu de longues années, ou depuis son jeune âge dans une institution avec peu de contacts extérieurs (que cela soit par les médias, par la fréquentation des lieux d’exposition ou par les conversations thématisant la production artistique) aura des références visuelles soit très pauvres, soit très différentes de l’homme du monde. À noter bien sûr qu’il faudrait faire quelques recherches pour définir à quoi avait accès un patient présentant des troubles mentaux dans une clinique du début du XXe siècle. J’imagine que la possibilité de contempler des images en général devait être beaucoup plus restreinte qu’aujourd’hui. Si on s’intéresse maintenant aux « hommes du monde », ceux qui ont accès aux médias, aux lieux, aux personnes intéressées par ces sujets, on peut bien sûr imaginer une sorte de « culture visuelle moyenne » que devrait posséder tout un chacun (en se basant sur les images les plus visibles et diffusées, donc celles qui atteignent même les personnes ne cherchant pas activement un contact avec telle ou telle sphère de la culture visuelle du moment). Il reste que pour chaque artiste, le travail doit être fin et poussé : en plus d’apprendre à connaître cette culture visuelle moyenne (en étudiant la publicité de l’époque et les divertissements populaires, la présence et la diffusion de médias illustrés, etc.), il faut plonger dans la biographie de l’artiste pour récupérer toutes les indications possibles sur les contacts visuels avec des images précises (que ce soit l’œuvre d’un autre artiste, un intérêt particulier pour des livres de biologie, des lectures ethnographiques, etc.). Il faut tracer le plus finement possible le réseau visuel dans lequel évolue l’artiste, afin de rendre sensible en quelque sorte les écarts ou les rapprochements qu’il opère dans sa propre production. Typiquement, Rapetti évoque l’originalité fondamentale de l’œuvre d’Odilon Redon. Sans détailler toutes les études qui ont été faites sur l’artiste, il mentionne le fait qu’aujourd’hui encore, la recherche n’a pas mis à jour de sources d’inspiration pour ces images d’une nouveauté inédite. Qu’on se trouve dans le cas d’un artiste proche de la culture visuelle contemporaine ou dans celui d’un artiste en totale rupture, il est essentiel de situer l’œuvre dans le réseau visuel de son contexte, car le rapprochement, l’écart ou la rupture permettent de raffiner notre sensibilité visuelle et de percevoir – comment dire ? – des intentions lovées dans des détails. J’ai lu quelque part (peut-être dans l’ouvrage de Didi-Huberman Devant l’image, mais il faudrait que je vérifie) que l’étude des icônes byzantines a cela de passionnant qu’on se trouve dans un système de représentation extrêmement codifié, les images se ressemblent énormément – et au lieu d’en conclure : du coup, il y a peu à dire – c’est un terrain d’enquête particulièrement favorable pour lire chaque infime variation et en rendre compte. C’est dans ces variations presque imperceptibles sur un modèle rigide et codifié qu’on peut lire une volonté expressive particulière. Dans un système souple où les œuvres peuvent prendre quasiment toutes les formes qu’elles veulent, le travail est entièrement différent, car chaque œuvre semble parler pour la première fois (c’est faux, on est bien d’accord, chaque œuvre, aussi originale soit-elle, possède quand même des liens à ce qui préexiste).  

Le deuxième aspect, c’est la question de la spontanéité de l’expression (chez les patients cliniques, mais aussi chez tout auteur extérieur au monde de l’art). Réja étudie donc cette spontanéité de l’expression d’idées ou d’émotions chez ses patients : l’absence de métier couplé à l’incapacité de se soumettre à la contrainte d’objectivité (qui est une caractéristique de l’art institutionnel, un code élaboré socialement dans le milieu) donne naissance à des œuvres où les formes et les couleurs, affranchies des codes, semblent exprimer avec immédiateté l’idée ou l’émotion qui anime le patient. Ce qui m’intéresse dans cette proposition, c’est que cela signifie, au fond, que chez des personnes peu exposées à l’art ou à une culture visuelle quelconque (aujourd’hui ce genre de personnes serait difficile à trouver avec la présence massive et l’accès ultra-rapide à l’image, ne serait-ce que par le smartphone), il existe une sorte d’association primaire entre des contenus mentaux (émotionnel ou idéel) et les formes et couleurs. C’est captivant parce que cela pose la question suivante : est-ce que par défaut, c’est-à-dire génétiquement, le cerveau associe des formes, des couleurs à des émotions ou des idées ? Ou est-ce que ces associations procèdent quand même de la sociabilisation de l’individu, quand bien même celui-ci a été peu ou prou exposé à une culture visuelle ? Il faut imaginer qu’en dehors des images considérées comme telles, on peut faire entrer dans la catégorie de la culture visuelle tout ce que l’homme voit, tout ce à quoi il est exposé : est-ce qu’il vit proche d’une forêt, d’un lac ? dans un milieu totalement urbain, architectural ? de quelle couleur est le bâti, la nature environnante, l’intérieur du foyer, les meubles ? la question se pose de même pour l’exposition aux formes : est-ce que l’environnement visible est constitué principalement de lignes droites ou de courbes ? Bref, la réflexion peut continuer un moment, et je dois dire que dans l’état actuel de mes connaissances, j’aurais beaucoup de peine à décider si ces associations sont génétiques ou construites.

J’en viens maintenant au troisième aspect, la question de l’incohérence visuelle comme équivalent du mode narratif propre au mythe. Cette thématique est principalement développée par Rapetti lorsqu’il étudie l’œuvre et les écrits de Gauguin, qui a lui-même théorisé cette équivalence. Je dois avouer que je n’étais jamais tombée sur cette idée auparavant et qu’elle m’a frappée par sa force heuristique. Cela ouvre toute une nouvelle perspective, cela génère une toute nouvelle sensibilité dans le cadre de l’étude des compositions de l’image. La cohérence visuelle propre aux tableaux d’histoire, par exemple, relève d’une causalité linéaire comme dans les romans réalistes du milieu du XIXe siècle. Chaque forme est reliée causalement, intégrée dans un système qui subsume toutes les formes et les organisent en récit logique. Au contraire, dans les productions visuelles qui se caractérisent par la juxtaposition d’éléments, la déformation linéaire, une composition sur le modèle du rébus où les éléments ne semblent aucunement associés entre eux, le mode de présentation se rapproche du mode narratif propre aux mythes où les différents événements du récit se superposent, se juxtaposent, se cumulent sans qu’il soit possible d’expliciter une logique, une relation causale entre eux. Didi-Huberman mentionnait d’ailleurs le caractère heuristique de la méthode de Freud pour l’étude des rêves, qui sont de l’ordre justement de ces « compositions » chaotiques où ne règne aucune logique rationnelle. Depuis la fin du XIXe siècle avec le symbolisme, puis l’art abstrait à la Kandinsky ou le surréalisme (et on pourrait aller bien plus avant dans le siècle, jusqu’à nos jours), énormément d’œuvres justement sont produites dans le cadre de ce nouveau paradigme, où les éléments sont mis ensemble et le sens se constitue dans l’appréhension (ou ne se fait pas d’ailleurs, selon le récepteur) et a l’énorme potentiel d’être toujours inédit, à chaque fois différent, renouvelé. Cela me rappelle Paul Ricoeur dans son ouvrage La métaphore vive (ardu au possible pour une novice comme moi, d’une technicité extrême et d’un raisonnement infaillible semble-t-il) soutient que la ressemblance ne devrait pas être perçue comme un état de fait mais comme le processus même qui vient poser côte à côte deux choses qui n’avaient peut-être absolument rien à voir avant qu’un esprit les rapproche.

Vinciane Vuilleumier


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