Sixteen Jackies, 1964


Deuxième semaine de cours, je m’attèle à la tâche : j’ai décidé de prendre une nouvelle (bonne) habitude, celle d’écrire une brève hebdomadaire qui retrace les contenus de pensée qui m’ont occupée durant la semaine. Avec la reprise des cours, ceux-ci sont nombreux, et je retrouve la joie, le plaisir de n’être plus la seule à penser dans ma tête (l’ai-je d’ailleurs jamais été ?).

Je veux travailler de mémoire vive, sans replonger dans mes notes, pour marquer, dans le même mouvement, quelle image, quelle idée a frappé la surface lisse de ma conscience en y laissant une trace durable, perceptible encore plusieurs jours après. Parce que cette saillance mémorielle, elle est au cours de mes réflexions sur l’usage personnel de l’image. J’y reviendrai.

Les deux images à l’honneur cette semaine – et c’est une plaisir de les nommer, tant elles se trouvent aux antipodes des images qui d’habitude m’intéressent – ce sont deux œuvres sérigraphiques de Warhol (dont je n’ai plus le titre exact en tête) : les deux présentent des séries de portraits, l’une de Monroe, l’autre de Jacqueline Kennedy. Si le même portrait est répété dans le cas de Monroe, c’est une autre histoire avec l’épouse Kennedy : sur les quatre lignes de portraits, le premier la montre sortant de l’avion, quelques heures avant l’assassinat de son mari, souriante, détendue ; puis quelques moments après l’assassinat, le jour-même ; puis le jour de l’enterrement ; et la dernière ligne la présente une fois de plus souriante, avant le drame. Warhol, pour ses sérigraphies, découpe au plus près du visage des photographies de presse. Ces temporalités différentes, l’avant et l’après, symbolisées par l’expression du visage, sont réunies sur une même surface ; chaque émotion répétée quatre fois, et d’une ligne à l’autre, le visage se tend, le regard s’absente, la paupière s’alourdit. Ce qui m’a marqué dans ces images, c’est l’émotion très forte qui surgit quand on se donne le temps, quand on lui donne le temps, de prendre toute l’ampleur qu’elle contient. Quand on dépasse la surface de l’œuvre pour aller à la photographie de presse, puis la surface de la photographie pour aller à l’événement, le moment humain qui a été capturé, puis ce moment humain qu’on sait sans pouvoir le voir, mais qu’on peut, humains nous-même, sentir et vivre : on aboutit alors à ce sourire tendre, à la proximité des époux, à la chaleur de leurs corps côte à côte, on aboutit à ce moment de l’avant, de l’ignorance du sourire, et nous, spectateurs futurs, spectateurs avertis, on se trouve soudain devant l’abîme vertigineux de ce temps qui passe et de ce destin qu’on ne peut prévoir. On peut rendre toute l’humanité et toute la détresse au passage inéluctable, immortalisé en photo, comprimé dans l’œuvre de Warhol, de l’avant à l’après, car l’on a tous, dans nos souvenirs, une transition similaire : une perte. Et on se souvient de l’avant, de l’insouciance, du voile qui nous gardait de la détresse à venir ; et ce moment-là, pur cristal de mémoire, devant le gouffre qui s’ouvre sans s’être annoncé encore, il possède cette texture si particulière. Je ne saurais comment le décrire, sinon de dire, c’est bien de cette texture-là que se nourrit la poésie.

Et me voilà, un peu chancelante à l’intérieur car cette humanité-là, cette capsule d’émotion, est si vive et si belle – que je n’ajouterai rien. Ainsi s’achève la brève de la semaine.

Pour contempler l’oeuvre dont il est question :

https://www.artsy.net/artwork/andy-warhol-sixteen-jackies

Vinciane Vuilleumier


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