Le dessin et les coutures de l’image


Les œuvres sur papier exercent toujours sur moi une fascination particulière. Peut-être est-ce dû au fait que le support est toujours présent et joue un rôle actif dans l’image – il est l’espace négatif qu’on utilise pour faire jaillir la lumière, après tout. Sur une toile, une couche picturale lisse et unifiée laisse l’illusion qu’on est face à une image, seulement – la technique est si parfaite qu’elle masque l’objet et la création sous l’apparence d’une scène. Sur une feuille, les traces font émerger le dessin mais la surface marquée reste visible – son grain, sa teinte, les marques du temps et de l’usure, elle prête sa matière à la composition.

Rembrandt et la pratique du dessin

Rembrandt fut un grand dessinateur. À contre-courant du classicisme, il marque le papier avec une liberté et une maîtrise inégalable des valeurs. La plume, outil rigide, marque l’ombre et la lumière d’une légère différence de trait – dans ses paysages comme dans ses figures, Rembrandt offre à la plume une nouvelle manière de s’exprimer, en tirant profit de toutes les subtilités du médium, des effets visuels propres à chaque type de trait. Le ‘style’, c’est une manière particulière de faire parler l’outil : quelles marques pour quels effets visuels ?

Le dessin classique utilise ses propres codes pour faire parler les lignes : il s’agit d’être le plus fidèle au sujet, en domptant le trait pour lui faire épouser chaque courbe du volume, le répéter avec discipline pour ajouter les valeurs, croiser régulièrement les hachures… Rembrandt s’affranchit des codes classiques, et cherche un trait qui lui ressemble. Comme une partition sur un piano résonnera différemment selon les mains et le tempérament, la plume permet des interprétations infiniment variées d’un sujet. C’est une histoire de geste, de tempo : de quelle manière usera-t-on de l’outil pour capturer l’impression d’un objet ?

Disons que Rembrandt affranchit un peu la ligne de l’objet : elle ne désigne plus une à une les formes qui le constituent, sinon en crée une impression. Son trait capture plus qu’il ne reproduit. C’est dans cette insouciance de la ligne que réside le dynamisme propre aux dessins de Rembrandt. Et dans cette distance entre l’objet de la représentation et la ligne qui l’exprime, on obtient finalement une claire vision de la différence fondamentale entre ces deux dimensions : ce qui est représenté et le support marqué. On ne regarde pas une image lisse dont les finitions masquent les coutures, mais une image en pleine émergence – malgré les siècles qui nous séparent. L’image vibre encore sur le papier parce que ces traits qui capturent l’impression fugitive sont toujours là, visibles et en plein acte de figuration.

Les coutures de l’art

Je n’ai rien contre les images lisses d’en être si brillamment abouties – je les aime tout autant, je les approche seulement différemment. Quand l’image masque le faire créateur à son origine, elle prend un léger goût de virtuel : elle nous fait face avec tant de savoir-faire dans l’illusion qu’elle se détache bien vite de son véhicule. On voit l’image, et non plus l’objet. On voit le signe comme dans une transmission immédiate – et non plus la main outillée qui a cherché la figuration, qui a exploré les voies offertes par le médium pour traduire, pour communiquer.

L’art abstrait dans ses tendances matiéristes a laissé derrière la figure pour attirer l’attention sur le faire créateur : non seulement s’agit-il de reconnaître toutes les sensations qu’offre la matière brute, le médium dans ses expressions premières – de son potentiel expressif et esthétique – mais également les jeux de l’imagination propre au faire humain. Contempler le résultat d’un processus créateur, c’est mener une rêverie active, comme disait Bachelard. On a les muscles qui titillent un peu, d’imaginer toutes les nuances de la relation particulière qui a uni, en un temps donné, un homo faber, son outil et la matière.

Une œuvre qui montre ses coutures invite d’autant plus chaleureusement la rêverie du spectateur : la toile ou le papier qui porte au regard la trace d’un geste nous laisse pénétrer la temporalité du faire. La contemplation rêveuse fait l’expérience de la créativité en repassant des yeux les chemins du processus artistique. Et voir les chemins que prend la main, n’est-ce pas un peu démystifier la créativité ? C’est agréable de rester coi devant une prouesse technique ça l’est plus encore d’avoir la main qui démange en suivant avidement les traces de la plume sur le papier.

L’épaisseur d’une image

Remettre le faire et la matière au cœur d’une image, suivre la main qui crée, repérer les coutures, c’est rendre son épaisseur à l’image comme objet et au signe comme processus de figuration. Il n’y a rien d’immédiat, ni d’automatique, dans la création d’une image et dans sa réception – malgré l’impression qu’on peut en avoir parfois. Considérer une image comme une seule représentation, c’est en faire un pur produit virtuel : il y a ce qui est montré bien sûr, mais aussi la manière dont on le montre.

Non seulement la composition, le regard porté sur le sujet, sa mise en scène, le jeu des valeurs – mais en deça, quelle matière et quel outil ? Chacun a sa propre gamme de marques, et par conséquent d’effets visuels. C’est une dimension en soi de l’œuvre, et non pas un simple aspect collatéral de la représentation : ce qui est représenté est souvent reçu comme un texte, parce que les formes appellent les mots, la reconnaissance des objets – on raconte ce qu’on voit, on brasse de la sémantique. Le sujet représenté appelle les contenus mentaux, lorsqu’on se remémore ce qu’on a pu vivre de similaire ou ce dont on a entendu parler : la maternité, le paysage alpin, l’échange amoureux, les douleurs de la guerre ? L’image nous parle, parce qu’on a déjà parlé de tant choses et on se souvient – parfois elle parle trop vite, parfois trop peu, mais on s’attend à ce qu’elle parle, et on oublie un peu le reste. Métaphoriquement, bien entendu : c’est nous qui sommes si prompts à parler, ou à décider qu’il n’y a pas grand-chose à en dire.

La dimension matérielle, quant à elle, ouvre un tout autre règne : il ne s’agit plus de significations qu’on cherche à reconstruire, mais de sensations purement actuelles. Dans les traces du faire, de l’outil qui gratte ou étale, qui entaille ou brosse, du doigt qui adoucit le crayon ou fait baver l’encre – c’est une invitation tactile, un pur appel à nos sens. Et ce règne-là, c’est ce qu’on appelle parfois l’ineffable de l’art : ce qu’il nous fait ressentir avec son corps, et non pas ce qu’il nous invite à dire. Je suis définitivement partisane d’une approche sensualiste de l’art : voir comment la matière a pris forme sous l’action humaine, ça donne des envies et des sensations – donner aussi de nos mains un certain aspect à une certaine matière, pour les manuels d’entre nous, mais même en pur spectateur, quel plaisir indicible d’éveiller une telle myriade de sensations à la rencontre d’une œuvre. J’aime les œuvres qui ne se contentent pas de reproduire mimétiquement une apparence du réel, mais qui s’efforcent, dans la variété des effets, dans la richesse des rapports, d’offrir au regard une expérience analogue au réel : plus variée la myriade de minuscules ruptures de l’un à l’autre, plus on trébuche, plus on s’étonne, plus on prend de plaisir à l’expérience.

Le temps de l’incidible

Il y a une imagination propre à la matière – aux infinités d’actions qu’elle permet. Il y a ainsi des personnalités artistiques fort différentes – et c’est toute la beauté de l’art. Ceux qui aiment combattre la pierre arrogante ; ceux qui jouent des gammes avec un pinceau gorgé d’eau ; ceux qui étalent et cumulent les couches opaques de l’acrylique ; les téméraires qui créent avec le feu ; les passionnées qui façonnent l’argile dans la caresse, l’odeur du bois, ses fibres, la transparence du verre, la flexibilité des fils de fer – dis-moi avec quoi tu joues, je te dirai comment tu rêves.

Contempler la matière travaillée, c’est un peu travailler la matière – Bachelard disait qu’il y a un orgueil de lecteur, de celui qui nous fait dire : lire, c’est déjà presque écrire. On s’émerveille devant le rythme d’une suite de mots, les résonances nouvelles, les rapports inattendus : l’image poétique nous ravit comme si elle était nôtre. Devant un dessin ou une peinture, s’attarder sur chaque marque c’est déployer toute la richesse des effets visuels – et c’est bien le défi de l’histoire de l’art de trouver comment dire ces effets, de trouver les mots qui sauront montrer les nuances.

Regarder une œuvre, c’est faire tellement de choses, finalement. Et plus on en fait, plus l’œuvre s’épaissit, plus l’expérience s’enrichit : le temps qu’on prend pour retourner une image sous toutes ses coutures, c’est un temps créateur – l’œuvre devient un outil, un point de départ. Comme les mots, les images sont des clés : il s’agit de ne pas s’arrêter à la surface devant nous. Contempler est un exercice exigeant, parce que la matière qu’on travaille devant la surface travaillée, c’est nous-mêmes : notre esprit qui cherche les mots, notre sensibilité qui cherche les nuances, notre imagination qui cherche les rêveries. Un seul conseil : s’il manque des bancs, les musées proposent des chaises portables – profitez-en.


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